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Monsieur et Monsieur


Le cinéma d’animation tchèque connut dès la première moitié du vingtième siècle un essor devenu célèbre, et plusieurs des pionniers de l’animation ont créé leurs studios de production et perfectionné leurs techniques en Tchécoslovaquie ; parmi eux, Jiri Trnka, Karel Zeman, Hermina Tyrlova ou Bretislav Pojar, réalisateur de Monsieur et monsieur, qui, après avoir collaboré avec Jiri Trnka, réalisa à partir de 1952 ses propres œuvres et prit la direction d’un studio à Prague. Les Festivals internationaux de Cannes, Annecy, Venise ou Berlin ont récompensé ses courts métrages d’animation à plusieurs reprises.

Monsieur et monsieur regroupe des courts métrages réalisés entre 1965 et 1973. Trois épisodes de ce qui a d’abord été diffusé à la télévision tchèque sous la forme d’un feuilleton pour les enfants ont été sélectionnés, qui racontent les aventures de deux oursons à la pêche, en proie à un étrange cousin qui veut semer le trouble dans leur potager ou en pleine crise de la quarantaine. Monsieur est bougon, pragmatique et autoritaire, monsieur est crédule, sentimental et rêveur. Alternativement alliés ou ennemis, ils jouent, se disputent ou se racontent des histoires, comme deux enfants plutôt sages. La rencontre de leurs caractères opposés apporte évidemment des scènes cocasses et drôles, tout en finesse. Mais ce qui distingue ces petits films d’histoires seulement mignonnes et amusantes juste comme il faut, c’est le vent dionysiaque qui y souffle et provoque une véritable tempête dans le monde de l’animation.

Si l’animation se définit par l’obligation pour le cinéaste de créer totalement le monde du film et ses personnages, de bricoler un univers de A à Z, alors Monsieur et monsieur apparaît comme un hymne jubilatoire au pouvoir créatif de cette technique et par là-même à la liberté, dans une Tchécoslovaquie sous dictature soviétique.

Ce qui frappe est la frénésie de transformation qui s’empare des personnages. Ils ne cessent de devenir autres dans un flux continuel qui évoque le " rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme" d’Anaxagore. Monsieur et monsieur deviennent crayon, longue vue, panneau de signalisation, filet à papillon, râteau, lit, poisson, pinson, chien ou oiseau, à l’infini. Les marionnettes et papiers découpés de Pojar ne restent pas en place, la technique de l’animation étant exploitée dans ce qu’elle permet de plus absolu et impossible. Les changements se font " à vue", et pourtant, on ne voit rien. N’étant pas annoncés, ils ont lieu en un clin d’œil, surprennent, et font de Monsieur et monsieur de véritables maîtres du transformisme. A côté d’eux, Arturo Brachetti peut aller se rhabiller. La transformation est présente sous toutes ses formes, travestissement, déguisement, dilatation des corps, évolution naturelle. Elle est parfois gratuite, utilisation pure et simple de l’animation qui permet toutes les métamorphoses ; elle nait parfois du langage, lorsqu’un mensonge fait prendre au réel des apparences différentes, qu’une expression transforme un des oursons en "gai pinson" ou en "poisson dans l’eau". Ces métamorphoses incessantes font penser à Picasso, capable de faire naître un taureau d’une selle de vélo ou un gorille d’une petite voiture ; comme le génie espagnol peignait sans s’arrêter, enchaînant les toiles qui ne semblaient être qu’un moment de l’ensemble de son œuvre infinie, Monsieur et monsieur n’ont ni début ni fin, les dernières images montrant leurs enfants qui, en tous points leurs sosies, annoncent une fin ad lib.

Non seulement l’animation permet ce prodige d’une métamorphose continue, mais elle se paie le luxe de s’auto-engendrer. Ainsi plusieurs films dans le films, récits enchâssés, montrent d’autres techniques de l’animation, plus classiques, littéralement des "dessins animés" qui font de Monsieur et monsieur et de leur cousin Blaise des figures d’animateurs : il leur suffit de dessiner au mur ou sur un tableau pour que les images prennent vie. Ils se transforment mais modifient également le monde qui les entoure. A la fin, Monsieur se permet un clin d’œil au cinéma d’animation tchèque lorsqu’il demande au pingouin qu’il rencontre sur la banquise, tel le bricoleur moyen en pleine inspiration, " Vous n’auriez pas un petit bout de ficelle ?", évoquant alors implicitement le travail pionnier d’Hermina Tyrlova, dont l’œuvre maîtresse s’intitule Les Contes de la laine et qui utilise des bouts de ficelle et de tissu pour créer ses personnages. Au fond, les histoires racontées comptent bien peu, l’important est de créer sans cesse, avec tout et n’importe quoi, dans n’importe quel contexte.

Picasso disait à propos de l’achèvement d’un tableau, " Quelle bêtise ! Terminer veut dire en finir avec un objet, le tuer, lui enlever son âme, lui donner la puntilla ( ... )". Semblant suivre les propos du maître espagnol à la lettre, Pojar refuse de cerner l’identité de ses personnages et leur laisse la possibilité d’être toujours autre. Picasso est présent à plus d’un titre dans ces courts métrages. Dans les pulls marins que portent Monsieur, monsieur et le cousin Blaise d’abord, puis parce que les oursons jouent ensemble à la corrida, thème cher à Picasso et auquel il fait allusion dans les propos cités, lorsqu’il emploie le terme "puntilla", qui désigne le poignard qui achève le taureau lorsque le coup d’épée du matador n’a pas suffi. Le maître espagnol est encore présent dans le personnage de Blaise, un bouc, animal souvent peint ou sculpté par l’artiste.

Blaise le balaise donne son nom au deuxième film du programme et il se présente comme le cousin ours de Monsieur et monsieur, colporteur magicien qui peut les aider à faire croître leur potager. Venu tout droit d’Istanbul, il parle avec un accent qui lui donne des airs de Garcimore, magicien qui rate ses tours, bafouille et rigole sans cesse. Figure comique , génie de la lampe loufoque et espiègle, il est tel Dionysos chez les Grecs, un étranger et un errant. C’est en réalité un bouc - il a beau clamer son oursitude, ses sabots, sa barbiche et ses cornes lorsqu’il enlève son chapeau, le trahissent -, animal suivant le cortège de Dionysos. Lorsqu’il laisse en cadeau à monsieur des crottes de biques, celles-ci font à l’ourson une barbe en forme de grappe de raisin, fruit symbole de Bacchus, homologue latin du dieu grec. Dionysos est le dieu des opposés et des ambiguïtés, c’est lui qui impose aux personnages de n’avoir pas d’identité définie : non seulement Monsieur et monsieur se métamorphosent sans cesse, mais ils portent le même nom, se vouvoient alors qu’ils sont des enfants, ont des enfants qui sont en tout points leurs sosies, se disent "vous et moi après tout, c’est pareil". Ils sont pareils et différents, un seul et plusieurs. Blaise a beau être le méchant de l’histoire, c’est lui qui la résume et la symbolise : il est Dionysos, il est le chaos, la liberté explosive, celle qui avait poussé les étudiants tchèques à s’opposer au régime soviétique pendant le Printemps de Prague qui eut lieu cinq ans auparavant.

Blaise est une figure essentielle des trois courts métrages, à la fois néfaste et libératrice. Le bouc arrive du ciel dans une lampe de génie et fini collé au sol en bête de somme que Monsieur et monsieur ont réussi à domestiquer gentiment. Blaise-Dyonisos domestiqué par de gentils oursons : clin d’œil à la Naissance de la Tragédie de Nietzsche ? En tous cas, les apolliniens plantigrades ont rendu supportable l’explosif et dionysiaque Blaise, faisant de Monsieur et monsieur un véritable chef d’œuvre de l’animation.

Monsieur et monsieur , par Bretislav Pojar et Miroslav Stepanek, inédit en France, sorti le 26 septembre 2006, 43 minutes, 1965-7-73. Pour les enfants à partir de deux ans.

Informations pratiques
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lundi 18 février 2019,    Pauline